Eclairage théorique : la notion de Pudeur #1

Beaucoup d’entre nous se demandent : qu’est-ce que la Modest Fashion ? La définition la plus claire et la plus admise par tous consiste à dire que la Modest Fashion est un mouvement vestimentaire qui a pour but la création de vêtements plus couvrants et moins dénudés que la mode mainstream. La pudeur est donc une valeur centrale de ce mouvement : je vous propose ici de tenter de comprendre la notion de pudeur par les sciences sociales. Toutes les réflexions seront traités en plusieurs volets : la réflexion de ce premier volet sera principalement tiré de l’article de l’anthropologue Gaëlle Deschodt, “LA PUDEUR, UN BILAN”, Éditions de la Sorbonne | « Hypothèses » , 2010/1 13 | pages 95 à 105.

Qu’est-ce que la pudeur et à quoi est-elle liée ? La pudeur est

une attitude de retenue empêchant de dire ou de faire ce qui peut choquer les codes sociaux.

– Gaëlle Deschodt

Celle-ci diffère un peu de ce qu’on appelle la “décence”, qui est un ensemble de codes de conduite à respecter dans une société donnée. Pudeur et décence impliquent forcément l’existence de limites. Si on dépasse cette limite, un sentiment de honte naît. Ainsi, on peut dire que les limites de la décence ont pour origine la société, et les limites de la pudeur ont pour origine l’individu.

Deux opinions se confrontent quant à cette notion en anthropologie :

  • La première consiste à affirmer que la pudeur est une notion historiquement datée et qu’elle serait issue d’une construction individuelle et sociale. A la manière du célèbre sociologue Norbert Elias, la pudeur serait “un processus de civilisation”. Pour expliquer de manière simple le concept d’Elias, on pourrait dire que le processus de civilisation est un processus qui incite les êtres humains au contrôle de soi, à la maîtrise des pulsions et à l’autocontrôle, ce qui les éloigneraient de plus en plus de leur nature véritable et animale. La pudeur ferait donc parti de ce processus qui amènerait l’Homme à manger la nourriture avec des couverts par exemple, ou encore à se couvrir de plus en plus de parties du corps. Cette attitude serait donc historiquement datée, et serait produit dans un contexte historique et social bien spécifique. Ce contexte correspond à l’Europe à partir de la Renaissance, avec des femmes qui se couvrent de plus en plus de parties du corps.
  • La deuxième (à laquelle j’adhère personnellement) consiste à dire que la pudeur est une attitude inconsciente et naturelle[1]. Il y aurait en effet un “fond culturel commun aux sociétés pour rompre avec l’animalité et la nudité”[2]. La pudeur serait donc un comportement universel. Dans le cas de la France, le Code pénal fût modifié en 1992 en remplaçant la notion de “pudeur publique” par la notion “d’exhibition sexuelle dans un lieu accessible aux regards”. Or, toujours selon G. Deschodt, ce n’est pas parce que le mot pudeur est devenu ringard et n’est plus mentionné dans la Loi que la notion disparaît de la société pour autant.

L’exemple le plus frappant de ceci sont les ethnographies[3] sur les centres nudistes[4]. Les naturistes s’opposent à cette attitude de pudeur vis-à-vis du corps : le corps tel que nous l’avons ne devrait pas être une honte, puisqu’il est tout à fait naturel. Or, diverses ethnographies de centres nudistes par des anthropologues font le constat suivant : les personnes qui fréquentent ces centres obéissent à des règles non-dites, tacites, qui consistent à ne pas épier et scruter les corps des autres, et de ne pas regarder le corps des autres avec désir. Il s’agit également tout autant d’un comportement qui vise à ne pas heurter la pudeur de l’Autre. En effet, il n’y a pas de désir sans regard, et il n’y a pas de pudeur sans prise en compte de ce regard. Cependant, pour que le désir se crée, deux paramètres sont nécessaires : l’ornementation du corps et le regard.

Pudeur et regard

Selon Duerr, la pudeur est avant tout un ensemble de barrières psychologiques. Dans les sociétés où, à première vue, il y a beaucoup de nudité, ce sont les regards sur l’Autre qui ne sont pas les mêmes. Les regards sont furtifs, rapides et ne scrutent pas : le comportement de toute une société est développé face à la nudité. La nudité du corps est un des modes d’expression privilégié des êtres humains. Couvrir ou découvrir des parties de son corps participe en effet à s’exprimer, et à offrir une présentation de soi aux autres.

Se vêtir

Si la nudité est un moyen d’expression, qu’est-ce qu’un corps vêtu ? Un corps vêtu n’est en fait que l’expression de la pudeur, ce qui la rend visible. Se vêtir est une façon de se protéger contre le regard d’autrui, de montrer sa pudeur, de canaliser ou de construire le désir mais aussi de se montrer aux autres par l’ornementation. En effet, la parure est absolument indissociable de la pudeur. Si on a ce principe en tête, on peut facilement comprendre comment s’habiller Modest, ou selon une conviction religieuse particulière ne signifie pas du tout renoncer à l’esthétique, car l’ornementation du corps signifie forcément couvrir le corps. Tout est une question de limites personnelles (jusqu’où doit-on se couvrir ou plutôt, jusqu’où peut-on se découvrir).

L’être humain qui se vêtit est par définition partagé entre l’individuel et le collectif. L’Autre est impliqué dans le choix du port de tenues vestimentaires. On le prend en compte : en effet, nous ne sommes jamais totalement seuls lors du choix de nos vêtements. Par conséquent, même si le choix du vêtement peut être un choix totalement personnel comme on l’entend souvent dire aujourd’hui, l’Autre est impliqué (à divers degrés) dans ce choix, notamment car c’est lui qui porte un regard sur le corps. Il peut réagir, intérieurement ou publiquement, négativement ou positivement, et avec plus ou moins d’intensité à la vue de tenues vestimentaires.

 Le genre et la pudeur

Ainsi, dans la plupart des sociétés, la pudeur est perçue comme étant genrée : l’habillement pudique, lorsqu’il remplit le rôle d’expression de la pudeur comme valeur, est avant tout un signe de féminité. La pudeur féminine serait liée avant tout au corps, tandis que la pudeur de l’homme, qui existe bel et bien, aurait plus à voir avec la réserve dans le regard, et dans l’expression des sentiments[5].

S’il fallait retenir deux choses de ce premier volet théorique sur la notion de pudeur :

  • La tenue vestimentaire est un moyen d’expression, un signe, un marqueur de la pudeur « intérieure » et non pas la pudeur en elle-même.
  • Pudeur vestimentaire et Regard sont deux notions dépendantes l’une de l’autre.

La pudeur continuera a être explorée dans les prochains volets ; nous tenterons notamment, plus tard, de comprendre ce qui fait la différence entre les notions de modestie et de pudeur, termes si souvent utilisés comme synonymes.

N’hésitez pas à soumettre vos remarques et vos commentaires !

Trésors anthropologiques (@knouzalins)

Notes

[1] Dans l’article de Deschodt, elle cite Hans Peter DUERR et son ouvrage “Nudité et pudeur.Le mythe du processus de civilisation”

[2] Selon l’article de G. Deschodt

[3]  Ethnographie : expérience de terrain d’un ethnologue sur place. Cela correspond à la collecte des données.

[4]  Voir Kauffman “Corsp de femmes, regards d’hommes : sociologie des seins nus” entre autres…

[5] Toujours selon l’article de G. Deschodt.

La mode, un engagement féminin.
« Le plus beau métier du monde : dans les coulisses de l’industrie de la mode » de Guilia Mensitieri – Book review

Commentaires (2)

  1. Ness

    Je ne suis pas d’accord avec votre définition de la pudeur. Selon moi la pudeur ne consiste pas seulement à se couvrir plus au moins avec des habits mais elle englobe aussi le comportement, le langage et le regard.
    La pudeur est un sentiment inné, elle fait partie de notre nature première, depuis la nuit des temps l’être humain a cherché à se couvrir ( une fausse idée est propagée par les adeptes de la théorie de l’évolution qui disent que l’être humain avant ne se couvrait pas le corps).
    La pudeur comme moi je la vois est l’expression du respect qu’on a de nous même et des autres qui nous entoure. Le respect envers soi consiste à se couvrir le corps afin de ne pas se porter préjudice a soi-même que ce soit par un regard d’un étranger ou par un autre mal qui nous entoure .
    La pudeur consiste aussi à agir de manière à respecter les autres par la tenue vestimentaire, le regard ou la parole. Il s’agit de ne pas causer un quelconque tort à autrui même si celui-ci ne le perçoit pas directement mais agira de manière invisible sur lui ( influence négative sur sa manière de penser, sur sa foi ou son comportement en général).
    Je vous invite à chercher la définition de la pudeur dans la culture arabe qui est beaucoup plus recherchée et est exempte de l’influence de l’Occident avec ses valeurs capitalistes et matérialistes.

    • Trésors anthropologiques (@knouzalins)

      Bonjour Ness,

      J’apprécie beaucoup le fait que vous ayez pris le temps de me faire un retour.

      J’ai voulu réaliser une série d’articles sur le thème de la pudeur, notamment par le prisme des sciences sociales (surtout pour cette première partie). La deuxième partie est déjà sortie, où j’aborde un peu plus la pudeur en lien avec la Modestie, qui est beaucoup plus centrée sur l’attitude et le comportement de manière générale. Je souhaitais commencer par la pudeur vestimentaire exprès, pour ensuite aller au cœur de cette notion, autrement dit de commencer de l’apparent au “caché”.

      J’ai beaucoup aimé la façon dont vous l’avez défini, qui est proche d’une signification spirituelle et profonde de la pudeur. J’ai comme projet d’écrire (je ne sais pas quand encore) sur la notion de haya’ (en arabe) et tsniout (en hébreu) qui sont loin d’être utilisés que pour l’aspect vestimentaire, ça en est même un sens très secondaire…

      Merci encore du retour !

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