Modest Fashion : esquisse de l’Histoire d’un mouvement dans « l’ere du temps » ?

Il est très difficile de faire la chronologie d’un mouvement, et surtout d’un mouvement vestimentaire mondial. Cependant, même si la chronologie est un peu approximative, une histoire commune marque la création de ce terme.
Il existe deux conceptions de l’histoire de la Modest Fashion.
Une première soutient le fait que la Modest Fashion en soi est très ancienne, et constituait (ou constitue toujours) la norme dans le monde car les vêtements sont (ou étaient) couvrants aussi bien pour les femmes que pour les hommes dans énormément de régions du monde (pas toutes). Pour aller très vite, il s’agirait de dire que tout ce qui est “couvrant” et qui reflète la pudeur, traditionnel ou pas, est Modest.
Une seconde conception serait de voir la Modest Fashion comme un mouvement lié au mode de vie dans les pays dits occidentaux et “modernes”, et notamment au mode de consommation vestimentaire des femmes vivant dans ces pays-là. Cette conception est dominante, car on sait que le concept de “mode” est récent à l’échelle de l’Histoire et provient de grandes villes européennes : Paris, Milan et Londres. La position la plus répandue consiste à faire remonter l’émergence du phénomène de mode à la Renaissance. Mais malgré sa naissance à cette période dans les milieux très aisés de la capitale parisienne, c’est bien au XXème siècle que la mode et son industrie que nous connaissons aujourd’hui naît et prend une place considérable dans la vie de la majorité de la population.[1]
On peut d’ailleurs noter le fait que le terme “Modest Fashion” est en anglais, ce qui est un indice majeur pour tenter de trouver la provenance du mouvement.
Pour ma part, je pense que pour pouvoir réaliser une Histoire du mouvement, il faut :
Plus de recul, car ce mouvement est très récent.Prendre en compte les différents contextes et faits qui se sont produits simultanément dans plusieurs endroits du monde. Ces événements reliés ensemble peuvent alors être classés comme fondateurs d’un mouvement dans “l’ère du temps” [2].
Les avis diffèrent sur la création du mouvement Modest Fashion dans le monde.
La première piste concernant l’émergence du mouvement est plus centrée sur le monde anglo-saxon.
La Modest Fashion serait née à la demande des femmes juives orthodoxes à la fin du XXème siècle dans les pays anglo-saxons[3] (Etats-Unis et Angleterre)[4]. Ces femmes étant issues d’une communauté assez structurée et organisée, elles expriment l’impasse dans laquelle elle se trouvent. Quelques marques ont pu voir le jour, ainsi qu’un marché parallèle à la mode classique.
Plus tard, les femmes musulmanes ont aussi exprimé une forte demande au niveau vestimentaire, mais qui a été plus lente à se mettre en place, dans les pays occidentaux en tout cas.
De la même manière, on sait que pour certaines femmes chrétiennes, la mode traditionnelle est décrite comme peu respectueuse de certaines de leurs valeurs morales.
Certains courants féministes commencent eux-aussi à s’opposer dès la fin du XXème siècle à l’instrumentalisation du corps féminin par les médias, les publicités, et surtout dans la mode où le corps des mannequins féminins est sans cesse découvert et utilisé à des fins lucratives. Le corps de la femme n’est pas un objet, et c’est maintenant aux femmes de se réapproprier leurs propres corps et de décider de leur manière de se vêtir : telle est la pensée de ces courants féministes, qui viennent critiquer une certaine frange se disant également féministe qui pense que “plus une femme est découverte, plus elle est émancipée et libre”. Cette conception est largement diffusée en Occident (notamment dans les sphères médiatiques) à partir des années 1970 et est très lié à l’histoire post-coloniale de ces pays.
La volonté de ces femmes d’origine diverses qui se sentent exclues de la mode traditionnelle jugée peu pudique et loin du mode de vie qu’elles souhaitent mener est précisément ce qui a pu donner naissance à ce mouvement, qui n’est ni une “mode islamique”, ni une mode “chrétienne”, ni une mode “juive orthodoxe”, mais bien un mouvement qui se veut beaucoup plus inclusif. De nombreuses marques ont pu se développer aux Etats-Unis et en Angleterre dans les années 2000.
Le Royaume-Uni est le centre de la Modest Fashion dans le monde occidental. Dans cet espace se trouvent des marques pionnières telles que Aab Collection qui a ouvert en 2007 et Pearl Daisy, qui a aussi débuté dans la deuxième moitié des années 2000.

Les plus grandes blogueuses et influenceuses modest telles que
Dina Tokio et Amena, fondatrice de Pearl Daisy, ont débuté à la fin des
années 2000.
On peut aussi citerHabiba Da Silva, Nabiilabee, Sebinaah et Saimasmileslike (pour ne citer qu’elles !) qui résident au Royaume-Uni et qui partagent leurs expériences et leurs contributions à ce mouvement Modest.

Leurs chaînes Youtube, comptes Instagram et blogs deviennent populaire dans le monde entier.
L’autre piste privilégiée concernant la création du mouvement est que la Modest Fashion serait née du côté de Dubaï.
L’émergence de la ville de Dubaï comme grande métropole économique avec un grand potentiel commercial, y compris dans le secteur vestimentaire vient alimenter cette hypothèse. La présence de clientes fortunées ayant un fort intérêt pour la mode ainsi que le luxe joue un rôle en faveur de l’émergence de la Modest Fashion. Loin de moi l’idée de vouloir faire l’amalgame entre femmes Dubaïotes et femmes millionnaires (comme elles sont souvent stéréotypées) : elles ont en tout cas pour la plupart un pouvoir d’achat tout à fait comparable aux client(e)s occidentaux (qui utilisent l’euro ou le dollar).
Par ailleurs, on sait que les Émirats Arabes Unis est un des premiers marchés de l’industrie du luxe dans le monde. Certaines Dubaïotes fortunées désirent ajouter des retouches sur des robes de grandes marques voire de haute couture pour les plus riches d’entre elles, car, pour des raisons d’éthique religieuse ou traditionnelle, ne peuvent pas porter des robes décolletées ou dénudées dans certains contextes (Mensitieri, 2018). Les résultats ne sont pas toujours “bons”, car la robe a été conçu au départ pour avoir un certain rendu et donc pour être portée d’une certaine manière jugée élégante.
Face à la mode classique et à “l’élégance occidentale moderne” pour laquelle les vêtements décolletés, sans manches ou qui découvre les jambes sont la norme aujourd’hui, et face au désir d’acquérir des vêtements élégants de marque prestigieuse et/ou de grande qualité, beaucoup de femmes se retrouvent coincées. Les vêtements traditionnels peuvent être portés pour des occasions spéciales, mais n’ont pas cette connotation de “prestige” et “d’élégance”. En effet, porter des vêtements traditionnels à une tout autre connotation, et ne s’inclut pas dans la mode mondialisée largement diffusée dans les médias, et telle qu’on la conçoit à la fin du XXème et début du XXIème siècle.
Le respect d’une éthique religieuse et/ou traditionnelle concernant l’habillement est une nécessité pour bon nombre de ces femmes. La Modest Fashion serait donc née là-bas, compte-tenu du désir de s’habiller de façon élégante ou à la mode tout en respectant une éthique qui valorise la pudeur. La société Dubaïote qui a un poids économique très important à l’échelle mondiale, pourrait, entre guillemets “se permettre de formuler cette demande” puisque, pour aller très vite : “ils ont l’argent pour le faire”. Avec, parfois, l’aide de mécènes[5] fortuné(e)s ou de subventions locales, quelques marques de Modest Fashion auraient pu voir le jour.

Là-bas, une des stylistes pionnières de ce mouvement est Rabia Z,
qui a sorti sa première collection en 2002, en se revendiquant explicitement de la Modest Fashion.
Autre facteur fondamental : les femmes originaires de pays émergents à majorité musulmane.
Elles représentent économiquement un marché considérable, et contribuent énormément (en termes numérique) au développement de la Modest Fashion. Dans le rapport Thomson Reuters Dubai Islamic Economy Development Centre (DIEDC) de 2015-2016, il est « estimé que la consommation musulmane dans l’habillement et les chaussures a augmenté de 11,9% pour atteindre 266 milliards de dollars en 2013 ». Dans le top 3 des pays les plus consommateurs en vêtements « Modest »[7] : la Turquie avec des dépenses qui atteignent 39,3 milliards de dollars, les Émirats Arabes Unis avec 22.5 milliards et l’Indonésie avec 18.8 milliards de dollars [8].
Les femmes issues de ces pays expriment une forte demande de vêtements à la fois modernes, à la fois respectueuses de leurs valeurs religieuses et/ou traditionnelles. A la manière des Dubaïotes, celles-ci ont également pu développer leurs propres marques et ceci depuis les années 1990. On peut citer la créatrice indonésienne Dian Pelangi, qui a démarré en 1991 ou encore Lulu Alhadad, à Singapour, qui a été débuté en 2005. Plus que de simples « marchés économiques », la volonté des créatrices se revendiquant du mouvement est réelle et c’est dans un premier temps de façon locale que ces marques se développent en Asie du Sud-Est. La Malaisie et l’Indonésie, les deux grands pays musulmans de la région, comptent à eux seuls plus de 295 millions d’habitants.
Par ailleurs, Dubaï se révèle être un centre important de la Modest Fashion au niveau asiatique, du fait de la présence d’une forte volonté locale de développer le mouvement. En dehors du secteur de l’habillement, Dubaï est tout simplement un centre économique de taille pour les populations d’Asie du Sud (Pakistan, Inde et Asie du Sud-Est). De nombreuses marques originaires d’Asie sont basés à Dubaï ou du moins s’y déplacent souvent.
La Modest Fashion en provenance de Turquie a, quant à elle, un retentissement mondial, avec une véritable industrie de la mode et un style particulier. Cette industrie turque exporte énormément leurs produits Made in Turkey, qui devient une véritable étiquette qualitative. En plus du rayonnement de la Turquie dans l’industrie textile mondiale, la touche « Modest » du très grand nombre de marques locales connait une très forte popularité notamment dans les pays arabes, où des boutiques de mode Modest et turque et voient le jour depuis les années 2000.
Dans le rapport de la DIEDC, c’est en 2014 qu’est créé un indicateur appelé Modest Fashion Indicator (MFI) pour “évaluer la santé et le développement des écosystèmes de Mode Modeste de chaque pays”[8]. L’existence de ce type de rapport qui met en avant le potentiel économique de populations musulmanes nombreuses et très demandeuses au niveau mondial est un des éléments qui pourrait expliquer pourquoi l’amalgame entre « Modest Fashion » et « Mode Islamique » est très souvent fait. Celui-ci peut être fait soit par les principaux détracteurs du mouvement, soit par certains commerçants eux-mêmes, qui font apparaître des mots-clés comme « Islamic » pour attirer une clientèle musulmane plus nombreuse.
L’année 2010 semble être un tournant très important dans l’histoire du mouvement.
Conscientes d’une forte demande dans le monde entier, beaucoup de marques et de blogueuses se lancent dans la pratique et investissent le web. Ce sont ces années-là qui démocratisent ce mouvement en masse (jusqu’à maintenant, en 2019).

La Modest Fashion n’est plus qu’un simple petit mouvement fragmenté et réservé à quelques militantes.

De nombreuses marques Modest qui sont aujourd’hui très célèbres ont officiellement commencés autour de l’année 2010 .

Du côté anglo-saxon, la marque Haute Hijab, crée par l’américaine Mélanie AlTurk a débuté en 2010 à New York.
D’autre part, la Modest fashion turque bat son plein. Avec cette volonté de proposer un large choix de styles vestimentaires revendiqué par la Modest Fashion, on remarque la création du célèbre marketplace [9] Modanisa qui a été lancé en 2011 depuis Istanbul.

Celui-ci organise des

Modest Fashion Week depuis 2016 à Istanbul, Dubaï, Londres et Jakarta, avec une réelle volonté de mettre en lumière tout un mouvement parallèle à la mode classique.

La création d’un événement tel que la Christian Fashion Week en
2013 aux États-Unis est aussi un événement qui vient confirmer la volonté de démocratisation du mouvement.
L’arrivée de ce phénomène en France est beaucoup plus tardive.

Malgré la réputation de “capitale de la mode” de Paris, le mouvement “modest” se veut en réalité assez contestataire d’une mode préexistante sur le sol français (et plus largement des industries du prêt-à_porter mondiales). Du fait d’un contexte politique et sociétal très particulier, ce mouvement commence timidement à s
e développer de manière plus active en France. On peut citer (entre autres) des marques telles que Misstoura qui débute en 2011et Gulshaan qui débute en 2014. Les blogueuses françaises Anlya etSosab style (pour ne citer qu’elles) ont débuté officiellement autour de l’année 2016.Le contexte français étant très particulier vis-à-vis de ce mouvement, le sujet nécessite de faire l’objet d’une étude très approfondie.
Cela étant dit : qu’est-ce qui a véritablement permis à ce mouvement de se démocratiser et de se faire connaître à médiatiquement ?
Voici les trois grands éléments de réponse selon moi.
Tout d’abord, il faut rappeler

le rôle essentiel du Royaume-Uni dans la Modest Fashion

. Un contexte politique, économique et sociétal particulier ainsi que la forte demande de vêtements Modest, a permis l’émergence du mouvement assez tôt. En même temps, la popularité d’influences/blogueuses locales ont fortement contribué à faire de ce territoire un des plus importants bastions de la Modest Fashion. Ceci fera d’ailleurs l’objet d’un article entier, car il est capital de comprendre comment les britanniques qui ont été pionnières en la matière, contribuent fortement à la médiatisation de ce mouvement à l’international. L’utilisation de la langue anglaise a également participé à leur rayonnement.

Ensuite, il est essent

iel de mentionner les outils vitaux de la diffusion de ce mouvement qui se nomment : Instagram et Youtube. Ces canaux de diffusion contribuent directement à la survie de toutes ces marques qui sont pour l’écrasante majorité des boutiques en ligne. La Modest Fashion repose beaucoup sur du e-commerce surtout dans les pays occidentaux. En général, c’est seulement par la suite, si les moyens sont présents, qu’elles peuvent ouvrir une boutique physique. Accessibles par la majorité des pays dans le monde, ces plateformes ont permis de véritables connexions entre les territoires. Ce sont les principaux supports des influenceurs et des marques, qui peuvent fidéliser des clientes partout dans le monde.

C’est à l’aide de ces outils là que la Modest Fashion s’est médiatisé en étant visible et en occupant une réelle place sur le web

.

Un des facteurs du rayonnement médiatique de cette mode modest, serait tout simplement la mode elle-même. Les grands créateurs tels que Christian Dior ou Chanel ont produit, ces dernières années, des vêtements qu’une femme portant un voile, par exemple, pourrait porter sans problème [10]. On peut en effet faire remonter cette tendance à 2012, dans les défilés de haute couture. La mode est aux manteaux longs jusqu’aux genoux voire jusqu’aux chevilles, aux robes longues, aux pulls streetwear longs et larges… tendances actuelles « encouragent » plus de pudeur, sans volonté consciente ou éthique morale particulière, mais simplement en suivant le schéma classique des tendances de la mode.
Cependant, les pionnières et défenseuses de la Modest Fashion, qui dans beaucoup de cas ont une éthique religieuse à respecter, n’ont pas toujours eu ce choix. Pendant longtemps, il a fallu faire de nombreux ajustements pour pouvoir à la fois porter des vêtements accessibles et dans l’ère du temps sans toutefois compromettre leur éthique religieuse et ne pas dépasser les limites de pudeur qu’elles se sont fixés (parties couvertes, non-couvertes, vêtements plus larges…).
Dans une logique opportuniste et purement commerciale, les

célèbres marques H&M, Zara, Dolce&Gabbana, Gap, Maxmara, Uniqlo et beaucoup d’autres ont toutes lancés une collection « Modest » ou promouvant le « hijab » dans leurs campagnes publicitaires, et ceci depuis 2016

. Comme on sait que les marques de prêt-à-porter suivent les tendances de la haute couture et/ou s’en remettent aux études de marché, on peut estimer que c’est plutôt le mouvement Modest qui a été repris par des grandes marques dictées par des logiques commerciales.

Vous avez dit Modesty ?
Le terme Modesty en anglais peut se traduire en français par “pudeur”, “décence” mais aussi “modestie”. L’adjectif « Modeste » se situe tant au niveau des conditions de production de ces vêtements, de la forme des vêtements sur le corps et de l’attitude que dégagent celles qui les portent. Qu’est-ce qui est réellement inclut dans cette définition ? Comment elle s’exprime dans la pratique ?
A suivre…
Notes:
[1] Mensitieri, G. (2018). “Le plus beau métier du monde” dans les coulisses de l’industrie de la mode, (La Découverte). Paris.
[2] J’ai pu entendre cette expression dans une des conversations que j’ai pu avoir dans le cadre de mon enquête sur le terrain.
[3] Monde Anglo-Saxon : désigne une partie du monde “occidental”. Ces pays sont anglophones sont (le plus souvent) : le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Canada ( hors Québec ), l’Australie et la Nouvelle-Zélande.(Source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Monde_anglo-saxon).
[4] Goulam, Sabera (SoSab), (2018). Il était une fois…la Modest Fashion. Dans le magazine: “Modest Fashion : 15 Blogueuses, 15 visions différentes de la Modest Fashion”, p.2.
[5] Mécène : une personne qui souhaite financer un projet artistique pour le développer et le promouvoir.
[6] Dans les pays musulmans, la demande en Modest Fashion peut s’exprimer de manière très différentes : voiles longs ou courts, turbans, sans voile, tops plus ou moins longs, jupes ou pantalons… Ceci sera approfondi bientôt.
[7] Rapport de la DIEDC, 2014-2015, p.162.
[8] Idem. P.156
[9] Marketplace : « On peut [..] définir une marketplace comme étant une plateforme logicielle dont l’objectif est de mettre en relation des vendeurs et des acheteurs, particuliers ou professionnels ». (Source : https://www.1min30.com/dictionnaire-du-web/marketplace )
[10] Remerciement spécial à @WafaKmala qui a pu me mettre sur cette piste, et auteure de l’expression « dans l’ère du temps ».
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