Contre-article | L’unique défilé tchétchène : celui de mademoiselle Kadyrov

Mardi 25 février 2020, Ayshat Kadyrova, la fille de Ramzan Kadyrov l’actuel président de la république tchétchène, a présenté un défilé au cœur de Paris. Il s’agit d’un défilé organisé dans le cadre du programme des “Saisons russes”, un programme culturel russe qui permet de faire découvrir la richesse culturelle russe à l’international.

Très peu d’articles ont été publiés dessus. Un article de Russia Beyond explique bien l’esprit du défilé et de la créatrice d’un point de vue russe. Le célèbre magazine Paris Match a, quant à lui, publié un article sur ce défilé intitulé : “L’unique défilé tchétchène : celui de mademoiselle Kadyrov” que nous vous invitons à lire, et dont nous faisons ici le contre-article.

"Silhouettes du défilé tchétchène" :  https://www.parismatch.com/Vivre/Mode/L-unique-defile-tchetchene-celui-de-mademoiselle-Kadyrov-1675880 
© Vlada Krassilnikova
Silhouettes du défilé tchétchène
© Vlada Krassilnikova

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la modestie de la créatrice tchétchène est peu appréciée par l’autrice de cet article. D’entrée de jeu, de nombreuses tournures de phrases font tout pour que le lecteur se méfie de ce défilé, et de la créatrice.
Une grande majorité de ses remarques péjoratives tournent autour du paysage familial d’Ayshat Kadyrova, mais aussi sur “l’extrême pudeur” des femmes tchétchènes et des créations présentés lors du défilé. Medni, la mère d’Ayshat, est fondatrice de la marque, car apparemment, aussi surprenant que cela puisse paraître, elle “aime la mode sous son voile”.

Voici un extrait de l’article :

La technique de coupe est bien là, mais on regrette de ne voir que des mannequins en foulard. Une ambiance solennelle et pas très joyeuse. Les filles s’interdisent le moindre sourire, encore moins de posture aguicheuse comme on le fait d’habitude devant le pool des photographes. Elles ne posent pas, elles marchent, point. Une attitude «modeste» comme on dit dans l’islam rigoriste. Pourtant, dans l’assistance, très russe, il y avait plus de fantaisie.

Il y a beaucoup à dire sur ce commentaire, qui est un condensé de beaucoup de choses. Tout d’abord, penchons-nous sur le supposé regret de ne voir que des mannequins en foulards. Si le reproche était de ne pas y avoir d’inclusivité parmi les mannequins, on peut clairement voir que ça n’est pas le cas. Alors que la marque se présente comme représentante de la culture tchétchène musulmane, les mannequins qui ont défilés possèdent des phénotypes très divers : femmes noires, tchétchènes, asiatiques…

Ensuite, elle associe cela avec le fait que l’ambiance ne soit pas joyeuse et que les mannequins “s’interdisent le moindre sourire”. Elle marcheraient sans poser, sans attitude aguicheuse, du fait de leur attitude modeste, qui est un concept qui vient selon elle de l’islam “rigoriste”. Or “modeste” est un adjectif en langue française venant de l’anglais « modesty », et qui décrit une attitude de réserve, et “d’effacement de soi” au sens de ne pas attirer une attention démesurée sur soi. Celle-ci est commune à pratiquement toutes les religions au monde, est une prescription qui est valable pour les hommes et les femmes, et n’est absolument pas réservée à quelconque rigorisme ou extrémisme. Ce n’est pas seulement une prescription venant de l’extérieur, mais une attitude très personnelle à chaque être humain. En effet, certain(e)s sont plus pudiques que d’autres.

Voici quelques images des coulisses du défilé publié sur le compte Instagram de la marque Firdaws :

On voit clairement le professionnalisme du montage de la vidéo, mais aussi des mannequins. Ces dernières démontrent une attitude très à l’aise face à la caméra et qui ne diffère aucunement des mannequins qui ne porteraient pas de foulards et d’habits modestes. Ce qu’elle reproche, l’ambiance trop solennelle et les visages tristes des mannequins est exactement ce que je pourrais reprocher à titre personnel à tous les défilés de mode et en particulier aux défilés de Haute couture.

Voici des extraits des défilés de Louis Vuitton et Viktor & Rolf des Fashion Week 2020 :

Quelles sont les mannequins qui ne font “que marcher” et qui “s’interdisent tout sourire” ? Les mannequins de défilés dit “classiques” ou en particulier celles du défilé Firdaws ? Il semble évident que cette critique, ici lié à un supposé “islam rigoriste” qui produirait des femmes “soumises” , est totalement infondée : en plus de paraître plus joyeux que les deux défilés montré ci-dessus, la marque Firdaws ne fait que respecter des codes déjà existants de la mode. Ces mannequins sont professionnelles, et on sent le côté modeste (qui n’est certainement pas un concept issu de “l’islam rigoriste”) et naturel que veut transmettre la marque au travers de ces mannequins. En effet, pas de postures aguicheuses, mais pas non plus d’ambiance peu joyeuse comme elle le prétend. Un orchestre féminin est présent pour jouer des morceaux pas du tout tristes, et l’ambiance est digne d’un défilé luxueux comme il y en a tant.

Ayshat ne parle ni français, ni anglais et, apparemment très timide, se montre quasiment muette sous son discret sourire. Bref, un cliché de ce qu’on imagine des femmes en Tchétchénie.

C’est encore une fois une affirmation très problématique. Tout est permis lorsqu’il s’agit de certains peuples plutôt que d’autres. Les hommes tchétchènes sont forcément des horribles machistes, puisque leurs femmes sont voilées. Le port d’un couvre-chef religieux devient, dans le discours médiatique français, par définition imposé.

Or l’imposition n’a rien à voir avec la chose imposée en elle-même. On peut imposer toute chose, peu importe sa nature, qu’elle soit éthiquement bonne ou mauvaise.

En sachant cela, on peut se poser la question suivante dans n’importe quel cas : est-ce que ceci est imposé ou choisi ?

  1. Soit une chose est imposée, et dans ce cas cette chose en question n’a rien plus à voir dans la discussion : l’imposition de A sur la personne B d’une chose que B ne veut pas faire est ce qui est condamné et condamnable. On ne s’intéresse plus à la chose en question, mais au fait que B l’a fait contre son gré.
  2. Soit elle ne l’est pas, et dans ce cas, faire cette chose à un sens et une explication qui doivent être exprimés dans la discussion par la personne B, qui a plus ou moins mûrement réfléchi à son choix. Autrement dit, si ce couvre-chef religieux est porté par les femmes de leur plein gré, il faut donc leur tendre l’oreille lorsqu’on discute de ce sujet.

En somme, répéter sans cesse que c’est une imposition systématique des hommes (qui seraient “très tchétchènes” par ailleurs) sans même vérifier l’information permet de gagner une posture héroïque et humaniste, tout en bouchant ses oreilles pour ignorer sciemment la voix de ces femmes qui portent un foulard et qui lui attribuent un sens.

Penser que ces femmes (mannequins + l’équipe de la marque Firdaws) arborent une mine triste, s’interdisent de sourire, qu’elles sont “ce qu’on imagine des femmes en Tchétchénie” etc. est en fait une véritable vue de l’esprit : même lorsque les images montrent le contraire, penser cela conforte dans l’idée que le port d’un foulard est forcément imposé. En effet, si on est persuadé que c’est le cas, alors la moindre expression du visage et la moindre attitude peut être interprétée comme de la tristesse et de la résignation. Cependant, comme je l’ai dit plus haut, il faut qu’il soit imposé, sinon on sera obligé d’écouter comment ses femmes décrivent leur choix d’une tenue vestimentaire modeste, et là, il ne restera plus aucun argument pour dénigrer ce choix….

S’il y a bien une chose avec laquelle on peut au moins discuter et peut-être être en accord, ce sont les quelques mots consacrés aux pièces présentées durant le défilé :

[..] des pièces souvent près du corps, cintrées, bien coupées, vestes ajustées et longues jupes étroites ou en biais, ou corolle sous des jupons de tulle. Les couleurs ? Terre et montagne, comme l’annonce le communiqué qui évoque l’edelweiss. Des bruns, ivoire, gris, beige, noir, mais aussi bleu ciel et blanc avec des tops à plissé Fortuny. Il y a aussi de fastueuses robes de Cendrillon et des vestes moulantes, celles-ci couleur rouge sang. A la fin, de la blancheur nuptiale et richement ornementée, avec des dos de pierreries, qui conviendraient très bien à des mariages européens.

Nous regrettons fortement le parti pris de cet article, qui tient absolument à montrer du doigt, finalement, tout ce qui est extérieur aux tenues présentées. Par toutes ces phrases , nous voyons très bien que l’article ne contient aucune connaissance réelle ni du concept de modestie, ni de la Tchétchénie, ni de l’Islam, or il aborde toutes ces thématiques plutôt que de parler du défilé d’un point vue expert de la mode.

Pour finir, nous vous invitons par à regarder par vous-même une vidéo du défilé tel qu’il s’est produit le 25 février à Paris.

By : Trésors anthropologiques (@knouzalins)

Modest Fashion : esquisse de l’Histoire d’un mouvement dans « l’ere du temps » ?
COVID-19 : Quels sont les réels impacts de la pandémie sur le secteur de la mode ?

Laisser un commentaire

Mon Panier
Fermer Wishlist
Fermer Vu Récemment
Catégories