Eclairage théorique : la notion de pudeur #2

La notion de pudeur étant assez universelle (selon la deuxième conception de la pudeur que nous avons vu dans l’article précédent), il s’agit pour un corps de plus en plus couvert de rendre visible la pudeur. La tenue vestimentaire est donc un moyen d’expression, un signe, un marqueur de sa pudeur et non pas la pudeur en elle-même. Par exemple dans le judaïsme, la tsniout est décrit d’abord comme la pudeur intérieure, qui se reflète à l’extérieure.

Si on considère que la tenue vestimentaire d’un individu exprime strictement sa pudeur réelle (ce qui est en général loin d’être le cas pour diverses raisons), on peut affirmer de façon rapide que les limites au-dessus desquelles on ne peut pas se découvrir correspondent aux “barrières psychologiques” dont parle Duerr (voir article précédent) : une personne plus couverte est peut-être plus réservée, ou moins encline à enfreindre ses valeurs (gentillesse, fidélité, respect, et d’autres valeurs très générales comme celles-ci). Bien évidemment, il s’agit ici d’une image idéale que l’on se fait d’une personne pudique sur l’aspect vestimentaire, et non pas de la réalité de son attitude dans tous les moments de sa vie.

Pourquoi un décalage entre “pudeur intérieure” et “extérieure” peut-il être constaté ?

Beaucoup de facteurs pourraient expliquer ceci. Certains sont évidents. Tout d’abord, il y a la société. Un décalage peut être constaté entre ce que la société considère comme suffisamment décent, blâmable ou comme étranger et la pudeur individuelle de la personne. Il peut aussi y avoir un décalage entre les sociétés. En Europe, dans les milieux dits “conservateurs”, il est banal de porter une robe courte jusqu’aux genoux mais il serait totalement indécent de laisser son ventre découvert. En Inde, il est normal de laisser apparaître son ventre mais découvrir ses jambes est traditionnellement jugé indécent. Il y a aussi les prescriptions religieuses. Dans les religions abrahamiques, la pudeur dans les tenues vestimentaire est décrétée pour les femmes (elle l’est aussi pour les hommes d’ailleurs). Elle l’est aussi dans d’autres religions comme le sikhisme, par exemple.

Il existe une belle ethnographie concernant la pudeur des femmes et la vision occidentale contemporaine là-dessus. Il s’agit de l’ethnographie de Sabaa Mahmood, anthropologue pakistano-américaine féministe, qui a pu côtoyer des femmes du mouvement de piété en Egypte (appelé aussi renouveau islamique). Elle découvre au contact de ces femmes une tout autre conception de l’habit pudique.

Certaines femmes de ce groupe qui portaient le voile disaient qu’elles n’étaient pas timides et pas très réservées en réalité. Lors de discussions, il ressort qu’en fait, acquérir cette attitude est un cheminement intérieur sur le temps long. En somme, le voile et la tenue vestimentaire pudique aide à “cultiver sa timidité”, et non l’inverse. D’un point de vue musulman, la pudeur extérieure aide en fait les femmes à acquérir la pudeur intérieure. L’ACTE précède le SENTIMENT INTÉRIEUR.

Il est évident que l’image soit au service de l’âme et non l’inverse comme l’enseigne la philosophie de la civilisation matérialiste en Occident aujourd’hui – Dr Farid Al Ansari

Zoom sur le sens et l’emploi du mot “pudeur”

Au niveau de la sémantique, c’est-à dire du sens des mots, la notion de pudeur est similaire à la notion de morale. Tout le monde possède une morale, mais les valeurs et les limites diffèrent selon les individus. C’est ce qui peut faire dire, en français, que certaines personnes n’auraient “pas de morale”. C’est juste une expression qui signifie que les valeurs morales de la personne sont insatisfaisantes et que les limites à ne pas franchir sont bien plus basses que les siennes. Il n’est pas envisageable que quelqu’un n’ait pas de morale du tout. Il en va de même pour la pudeur (même pour les naturistes ! ) : certes les limites que l’individu se fixe peuvent être très basses, voire à ras du sol, mais il en possède quand même.

Modest ou pudique ?

Enfin, pour en revenir à la Modest Fashion, certaines marques françaises n’utilisent pas le terme Modest. Elles préfèrent utiliser le terme de “Mode Pudique”, car pour elles, le terme Modest ne véhicule pas de sens clair pour les francophones, contrairement au mot pudique. Ceci nous mène à nous demander : qu’est-ce que la modestie ? Quelle différence avec la pudeur ? Quel différence de sens entre modesty (anglais) et modestie (français) ?

Modesty en anglais et son adjectif “Modest” désigne comme premier sens celui de la pudeur. En français, le premier sens de modestie renvoie plutôt à l’humilité. Sachant que c’est un mot commun aux deux langues, ce décalage nous apprend une chose essentielle : l’humilité est intrinsèquement liée à la pudeur. On pourrait même aller plus loin : la tenue vestimentaire pudique est le reflet de l’humilité intérieure. Elle pourrait traduire cette attitude qui consiste à dire “Qui suis-je pour m’exposer (ou plutôt me surexposer) ? Qui suis-je pour accaparer l’attention ?”.

L’emploi de modesty en anglais semble très bien combiner ces deux notions. En français, le mot “pudique” (proche du mot morale, comme on vient de le voir) désigne plutôt la notion universelle et générale de pudeur mais qui, étant employé comme un adjectif, veut dire “pudeur prononcée”. Néanmoins, il ne renvoie pas à cette notion “d’humilité” de la même manière qu’en anglais.

Quatre choses majeures sont à retenir à propos de la pudeur :

– La pudeur est nécessaire au désir. Elle est celle qui le protège et qui le fait durer

– L’ornementation est indissociable de la pudeur

– La pudeur est interconnectée au regard

– La pudeur renvoie à l’humilité comme valeur

By Trésors Anthropologiques (@knouzalins)

« Le plus beau métier du monde : dans les coulisses de l’industrie de la mode » de Guilia Mensitieri – Book review
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